La fierté
Bien que farouchement athée, j’ai été élevée dans une famille aux valeurs judéo-chrétiennes solidement ancrées.
Ma mère a vu le jour en Espagne, dans un hameau perdu au milieu du désert andalou : Tonosa. Elle est arrivée en France au début des années soixante avec, dans les bagages, un héritage culturel catholique si lourd qu’elle n’a pas pu faire autrement que de m’en transmettre une partie, alors même qu’elle s’est détournée de la religion des années avant ma naissance.
Il y a une histoire qu’elle m’a souvent racontée quand j’étais petite, et qui continue de me fasciner. Elle n’avait pas encore quitté l’Espagne et devait donc avoir moins de huit ans lorsqu’elle s’est produite.
Au milieu du village de son enfance, se trouvait un bassin. Un jour, une de ses cousines, qui était une toute petite fille à l’époque, est tombée dedans et s’est noyée. La légende familiale raconte que lorsque son corps a été sorti de l’eau, la vie l’avait quittée. Malgré ça, les hommes de Tonosa, dont mon grand-père, se sont relayés pour tenter de ranimer l'enfant. Il me semble me souvenir que quand ma mère me contait cette histoire, elle précisait « pendant des heures ». Mais en bonne Méditerranéenne, il n’est pas exclu qu’elle ait une légère tendance à l’exagération (comme ça, si on vous demande, vous sauvez d’où ça me vient). Toujours est-il, qu’alors qu’on la pensait morte, la fillette s’est remise à respirer. Un miracle. Pour le célébrer, la mère de la survivante a décidé de partir en pèlerinage. Elle a rallié à genoux le sanctuaire de Notre-Dame du Saliente, pour remercier la Vierge. Une vingtaine de kilomètres sur des sentiers rocailleux donc.
Ma sœur et moi sommes les seules personnes de la famille à ne pas être baptisées. Quand ma mère parle de religion, les mots qu’elle emploie sont la plupart du temps durs et amers. Pour autant, j’ai toujours vu, dans son portefeuille ou posée à côté du meuble de la télé, une petite image plastifiée de la Vierge de Notre-Dame du Saliente.
Ça, c’est mon matrimoine. À une époque, j'ai pas mal lu sur l’épigénétique, et j’imaginais tout ce que ces paysannes austères, drapées de drame et de noir avaient pu inscrire dans mon ADN. Probablement mon don pour la résilience. Ainsi que cette sale manie que j’ai de vivre ma vie comme une tragédie grecque, avec tout ce que ça implique de larmes et de crises d’angoisse superlatives et déraisonnables. Je leur dois aussi un certain sens de la fierté, qui m’entrave et dont j’aimerais vraiment me débarrasser.
J’ai été élevée dans un rapport très étrange aux émotions. Il était impensable d'en parler. Rien n'était plus impudique. Il fallait serrer les dents, et porter son fardeau de tristesse, de colère, de peur sans jamais se plaindre. C’était ça, la fierté. Il ne me serait jamais venu à l’esprit de dire à quelqu’un qui m’avait blessé qu’il m’avait fait de la peine. Et quand parfois je le faisais, je devais culpabiliser, pour faire pénitence. Le conflit et même la discussion devaient être évités à tout prix, sous peine d’écorner cette sacro-sainte forme d’honneur. Il fallait avaler les émotions, s’en gaver jusqu’à l’indigestion.
En revanche, quand ça devenait trop, on pouvait tout vomir. Mais il était indispensable que ce soit aussi violent que théâtral, à la hauteur de tout ce qu’on a encaissé et qu’on ne pouvait plus porter. C’est comme ça que je me suis littéralement roulée par terre, que j’ai donné des coups dans les murs, hurlé à m’en casser les cordes vocales, que j’ai pleuré des journées entières, brisé des verres et des assiettes, écrit des lettres d’insultes. J’ai joué si souvent à ce petit jeu malsain que j’ai l’impression d’y avoir englouti une partie de ma vie.
Comme on peut s’en douter, ça ne m’a pas vraiment réussi. En mettant la fierté devant tout le reste, j’ai tout simplement cessé de m’écouter. J’ai enfoui brutalement toutes mes émotions. Ça ne les empêchait pas de s’échapper, et de faire de moi quelqu’un de perpétuellement triste, angoissée et en colère qui se cachait derrière un masque de clown. Lorsque j’étais en thérapie, ma psy me comparait très souvent à une cocotte minute sans soupape, prête à exploser constamment. Mais au moins, je pouvais continuer à naviguer dans une forme de déni que je trouvais relativement confortable. Je n’étais responsable de rien. Je n’avais aucune décision à acter, aucune remise en question à amorcer puisque si je me sentais si mal, c’était forcément la faute des autres.
Jusqu’au jour où je suis arrivée au bout de moi-même, et que la cocotte a définitivement explosé. Toutes mes limites m’ont éclaté au visage et je me suis écroulée. À force de nier ce que mes tripes me disaient, de chercher à éviter les discussions critiques quoiqu’il m’en coûte et de me draper dans une dignité mal placée, j’avais atteint le point au-delà duquel il m’est tout bonnement impossible d’aller.
Ce n’est qu’au prix d’un énorme travail (que par bonheur j’avais entrepris il y a déjà bien longtemps), que j’ai réussi à reprendre le chemin de la fierté à rebours. Exprimer mes sentiments reste un exercice qui peut s’apparenter à de la torture. Je continue à fuir les éventuelles disputes comme la peste. J’aimerais faire différemment, mais je n’ai pas l’impression d’être capable d’acquérir cette confiance-là. Mais au moins, désormais, je suis capable de prendre le recul nécessaire pour identifier toutes les émotions qui me traversent et à écouter ce qu’elles ont à me dire.
La fierté que je me trimbalais partout comme un boulet a fini par adopter une autre forme. Il m’arrive toujours de me sentir gonflée d’orgueil. Aujourd’hui, je m’enorgueille regarder le chemin que j’ai parcouru. Je suis satisfaite d’éprouver de l’indulgence pour la personne qui se reflète dans mes miroirs alors qu’il n’y a pas si longtemps, l’idée même de la croiser me mettait dans une rage folle. En vieillissant, j’ai appris à déplacer la fierté de l’amour-propre et la vanité vers une forme de contentement. Désormais, quand je regarde ma fille grandir, je pleure régulièrement de fierté, comme d’autres pleurent de joie.
Et ces larmes sont, de très loin, mes préférées.